Nomada Studio livre avec GRIS une copie composée d’une gamme d’émotions qui ne demandent qu’une chose : résonner avec force dans votre psyché et vous rendre vulnérable. Ces sentiments contagieux sont bien souvent masqués par les personas. Elles sont ces images du moi qui organisent les rapports sociaux avec la société et vous donne la sensation fugace de « sauver la face » en public. Mais dans ce chef-d’œuvre indie, plus votre esprit est fracturé, plus le bouleversement pour l’héroïne du jeu sera intense. Et si, malgré tout, vous êtes toujours imperméable à toute forme d’empathie, il est bien possible que cette empreinte interpersonnelle ait déjà usurpé votre propre identité vous cataloguant de ce fait comme un probable psychopathe, ce qui ne serait pas très surprenant vu la faune qui transite sur Ragequit.
Pendant que l’on s’échine à détecter les psychotiques parmi nos lecteurs, le jeune studio espagnol situé à Barcelone a d’autres préoccupations, nettement plus terre-à-terre. Tout d’abord, se reposer après un dur labeur qui les a laissés clairement sur le carreau et puis aborder la gestion délicate de leur nouvelle célébrité. Pour la petite anecdote, le jeu est sorti sur les chapeaux de roue avant les fêtes, cinq mois après que leur éditeur Devolver Digital ait communiqué tous azimuts sur le projet en aout dernier. Comprenez-les, ces Catalans n’y sont pas allés de main morte. Avant même d’insuffler les images dans le moteur Ubiart, ils ont envisagé de dessiner sur papier (à la force de leurs petits doigts sveltes) toutes les frames de l’animation de leur projet, pour les scanner ensuite crânement avec le sentiment semi-coupable de ne pas avoir fait semblant. Un travail titanesque qu’ils ont vite abandonné au profit du tout numérique. Outre ce passage maniaco-compulsif, ces diables d’espagnols détiennent surement la solution miracle à tous vos maux affectant de près ou de loin votre moral, grâce à leur tout premier bébé vidéoludique : GRIS.
L’objectif affiché de Nomada Studio est de dispenser une expérience de jeu harmonieuse et inspirante, le tout relevé par une narration de haut vol excluant — dans la mesure du possible — toutes formes d’insatisfactions et d’animosité. C’est également le résultat d’un choix engagé du studio barcelonais d’opter pour une conception visuelle artistique et d’une bande-son d’un collectif de musiciens. Un pari plus que réussi si j’en crois mes glandes lacrymales, qui contentera dans la foulée tous les gourous de la communication non violente et de l’art-thérapie.
Au bord du gouffre ?
Vous incarnez dans ce petit bijou, une jeune fille qui a perdu ses repères et dépérit dans les limbes de sa propre conscience suite à un traumatisme dont on ne sait que fort peu de choses. Ce bouleversement que l’on imagine particulièrement douloureux sur le plan psychique n’empêchera point l’héroïne de se relever grâce à votre intervention omnipotente. Il s’agit d’explorer au travers d’une narration extrêmement dépouillée, son âme mise à mal brutalement et c’est en prêtant secours à votre personnage que vous ferez face au choc émotionnel qui la chavire. Les résultats se traduisent très vite par l’ajout de nouvelles capacités incarnées par sa robe évoquant la force mentale de sa propriétaire, qui s’accroît peu à peu contrairement à une « peau de chagrin » qui s’effrite à l’usage.
GRIS se situe donc à des années-lumière des rouleaux compresseurs AAA et symbolise avec classe la spontanéité de la scène indépendante conformément à l’avant-gardisme des « petits » face à la culture industrialisée de masse lente et mollassonne.
L’objectif est de contribuer à la résilience de cette jeune fille qui doit affronter son propre démon intérieur : un noyau traumatique matérialisé par une statue féminine aux pouvoirs polymorphes. C’est par le biais de séquences de plate-forme et de petites énigmes lumineuses qu’il nous est permis d’avancer à pas feutrés dans votre voyage et d’adjoindre des couleurs à cette grisaille ambivalente. Des défis optionnels permettent à l’occasion d’un deuxième run d’accomplir quelques prouesses liées aux capacités spéciales de l’héroïne et de réunir ainsi tous les fragments mémoriels et plus précisément une bonne raison de retourner avec plaisir dans l’univers du jeu et de ravir en prime, les plus complétionistes d’entre vous, qui pourront aisément doubler la durée de vie de leurs sessions.
Ce n’est pas très compliqué, le charme GRIS agit instantanément, et cela pour quatre heures de jubilation ludique. On est happé littéralement dès le lancement de l’instance par un fourmillement de détails qui enchantent à tout instant nos yeux et nos tympans. Il est clair, que les inspirations sont multiples, de l’aveu même des développeurs qui citent sans broncher Journey, Inside, Monument Valley, Ori and blind forest, Shadow of colossus, Hidden Folks, sans compter quelques influences sonores tokyoïtes (Rubén Rincón) et autres bestioles kawaï qui ne sont pas s’en rappeler les studios Ghibli.
Entre technicité maniaque et artistes de haut vol
Mais Nomada Studios ne s’arrête pas là. Les contributions multimédias de GRIS sont majoritairement issues d’artistes qui n’ont pas d’expérience notable dans l’industrie du jeu vidéo. C’est en rencontrant l’illustrateur Conrad Roset, que les deux anciens programmeurs d’Ubisoft, Roger Mendoza et Adrian ont mis sur pied ce projet. À bonne école depuis des années, ils connaissent l’importance de travailler avec des professionnels métiers qui excellent dans leurs domaines respectifs. Les exemples sont multiples chez l’éditeur français : la franchise Assassin Creed évolue positivement grâce à l’apport éclairé d’experts historiques et plus récemment Far Cry New Dawn dont la crédibilité du scénario post-apocalyptique est confortée par l’appui de météorologues américains.
Pour Conrad Roset, c’est une autre forme d’expertise qu’on attend de lui. Derrière le titre de directeur artistique de Nomada Studio et son jeune âge (29 ans) se cache un vécu déjà impressionnant : professeur dans l’école de design BAU, illustrateur pour une agence de pub, il s’est lance comme freelance avec un succès immédiat et compte des clients prestigieux tels que Zara, Coca-Cola et Nike etc. La liste est plutôt longue. Néanmoins, GRIS s’impose professionnellement comme le projet le plus ambitieux qu’il n’ait jamais réalisé, avec l’inconnue angoissante d’un compromis inévitable entre l’industrie particulière du jeu vidéo et de son art brut résolument aguicheur.
Une patte graphique d’ailleurs magnifiée par d’autres artistes chevronnés de sa connaissance : le trio de musiciens Berlinist. Représentés par Marco Alba (piano, claviers, guitare), Luigi Gervasi (harmonium, claviers) et Gemma Gamarra (chant, guitare, accordéon) le collectif existe depuis 2011. Avec une attirance marquée pour les paysages sonores édéniques, Berlinist est réputé pour son univers expressif et envoutant.
Cette combinaison onirique entre art visuel et mélodie, doublée d’une synchronisation inhumaine déclenche des émotions en dent-de-scie, rarement ressenties à ce niveau d’intensité par les joueurs. Le minimalisme de la narration se résume simplement à expliquer brièvement les nouvelles aptitudes de votre avatar. La localisation est donc infime, mais a le mérite d’exister, le jeu étant parfaitement bien traduit en français. Les sons dépouillés de toutes fioritures inutiles s’effacent également devant la musique toute-puissante en ces lieux et inversement le silence met parfois en valeur des pas voilés et des bruitages ouatés et délicats.
On reste simultanément béat, attristé, émerveillé, mélancolique au diapason des séquences rythmées de cette expérience hors-norme à la fois visuelle et auditive. GRIS se situe donc à des années-lumière des rouleaux compresseurs AAA et symbolise avec classe la spontanéité de la scène indépendante conformément à l’avant-gardisme des « petits » face à la culture industrialisée de masse lente et mollassonne.
Le niveau de finition et de limpidité qui en ressort est plutôt exceptionnel si l’en regarde les 14 chapitres découpés en six actes. L’équilibre qui s’en dégage est manifeste, même si on peut arguer que la durée de vie très courte de GRIS rend possible ce niveau de détails remarquables. Lors de notre test, nous avons trouvé sans chipoter, un seul bug qui nous est apparu ver la fin de l’aventure. En effet, sur une résolution 2k, les animations des sprites s’arrêtaient sur les coins de l’écran, ce qui laisse à penser que les contrôles Q&A ont peut être été réalisés sur du 1080p. Cependant, couplé à une maniabilité excellente, la démarche chaloupée de votre héroïne est irréprochable pour évoluer sur les différentes plateformes puzzles. Ceux-ci sont globalement relativement faciles d’accès et sollicite une réflexion ténue, mais néanmoins subtile. De bonnes idées de gameplay viennent corser la difficulté sur une courbe de progression parfaitement dosée en lien direct avec les nouvelles compétences de votre personnage, acquises au cours de votre périple tourmenté. Toujours est-il, qu’il se dégage de GRIS, une impression de fluidité entrecoupés de zooms du plus bel effet mettant en valeur soit votre héroïne par des prises de vue rapprochée, soit l’immensité lyrique des lieux par des plans généraux donnant le tournis. Le sentiment d’apaisement et de sérénité est tel qu’on oublie parfois d’être dans un jeu. On ressent simplement. Oui, oui, c’est mal de se faire du bien. Amis psychanalystes, vous savez ce qu’il vous reste à faire.
Genre : Plateforme, Ambiance, Puzzle | Développeur : Nomada Studio | Éditeur : Devolver Digital | Date de sortie : 13 décembre 2018 | Plateforme : PC, Switch | Prix :16.99 €
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